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La cinquantaine rugissante #3 Voyage en nostalgie

Au moment de verser les jeunes pousses dans le saladier, j’entends : « Tiens, fatigue-moi cette salade ». Des mots prononcés avec la voix de Marthe, ma grand-mère maternelle. Aussitôt, je me retrouve dans sa cuisine, en compagnie d’une ribambelle d’autres souvenirs. Des images, des sons, des odeurs, des mots, des saveurs …


-       la Romanette à l’orange, les macaronis (très cuits, al dente n’avait pas encore franchi nos frontières), la soupe aux lettres, les fraises du jardin, les énormes pommes Boskoop juteuses et acidulées,

-       l’odeur – indescriptible - du buffet noir laqué où étaient rangés, porte de droite, tablard du haut, le jeu de cartes, le tapis, l’ardoise, les craies et l’éponge,  

-       les chapelets de jurons égrenés par mon grand-père, Paul, contre les pieds de tables et autres obstacles qui traversent son chemin,

-       Tante Pauline, mon arrière-grand-tante, qui ajuste sa coiffure pour la photo que nous nous apprêtons à prendre d’elle, avec un appareil en plastique qui gicle de l’eau,

-       quelques mots de patois et expressions locales, en vrac : dèbatyà*, gouzignon*, bedoume*, prononcés par des voix éteintes depuis longtemps, qui résonnent pourtant comme si c’était hier …


Et me voilà un sourire niais aux lèvres, sous ma hotte de ventilation.


Mais qu’est-ce qui m’arrive ?! Qu’est-ce que mon mental fout dans le passé ?! Si parfois j’ai de la peine à être dans le présent, c’est que mon cerveau échafaude mille projets futurs. Mais jamais il ne traîne dans le passé, jamais !


Aïe ! Sur le coup, là c’est la voix de l’un des Charlot qui me repropulse dans les années 70, sur le canapé en velours dévoré fleuri jaune moutarde, devant « Les fous du stade » : « Il a jamais dit tout droit, jamais ! » Avec mon frère, Nicolas, on connaît toutes les répliques par cœur et on les place, à chaque fois que l’occasion se présente dans une discussion, inlassablement (enfin, maintenant je ne le fais plus que dans ma tête).


Si vous n’avez pas la référence ou si vous êtes nostalgiques de la période des « boguets* », voilà l’extrait (1 min. 11 sec.) :


Les fous du stade (1972) Claude Zidi : https://youtu.be/tjz6Apw_0DY 


Est-ce que le cap de la cinquantaine est le moment où l’on commence à regarder dans le rétroviseur plutôt que la route devant soi ? Le point de bascule dans la nostalgie ?


Cette idée me terrifie. J’ai un apriori tellement négatif sur la nostalgie ! Je l’associe à quelque chose de douloureux, larmoyant et stagnant, dont il est quasi impossible de s’extraire. Une sorte de chewing-gum géant qui s’agrippe à vos baskets, vous stoppe en plein élan, vous tire en arrière.  


Dans « La vie intérieure », Christophe André consacre un chapitre à la nostalgie. Selon lui, ce sentiment n’est pas que négatif (quelle bonne nouvelle !). La nostalgie comporterait aussi de nombreux bénéfices :


-       elle permet le rappel à la mémoire (et donc le renforcement) de souvenirs heureux, qui vont nous faire du bien ;

-       elle peut nous pousser à agir pour réactiver ces souvenirs : par exemple, après avoir pensé à mon enfance, rappeler des vieux amis d’école, décider de revenir visiter ma région natale, reprendre des cours de piano que je suivais alors ;

-       elle nous aide à mieux savoir qui nous sommes, et à développer notre « identité narrative », en nous reconnectant aux moments forts de notre passé, qui nous ont construits ;

-       elle nous apprend à accepter la dimension doucement tragique de la vie humaine, le temps qui passe et ne revient pas ;

-       et de ce fait, elle peut augmenter notre intelligence du bonheur : la vie s’écoule vite, et la disparition des bonheurs passés doit nous pousser non à nous lamenter (nostalgie négative), mais à savourer encore plus fort le présent (nostalgie positive).



Ces épisodes nostalgiques, que mon inconscient diffuse dans mon cerveau seraient donc là pour me rappeler que le compteur tourne et que ce n’est pas le moment de m’endormir sur mes lauriers ? Le fonctionnement de l’esprit humain est extraordinaire, à se demander s’il n’y a pas quelqu’un de génial derrière tout ça …


Je me rassure comme je peux en me disant que je ne suis pas en train de penser « c’était mieux avant … » mais « c’était cool, avant ! » et que par conséquent, je pratique la nostalgie positive. Mais pour être totalement honnête, depuis quelques temps, je me surprends à comparer et à penser que certaines choses « différentes » avant, me manquent un peu.


Un exemple ? Les téléphones en Bakélite. Pas juste pour leur design (qu’évidemment j’adore), ni pour le fun de glisser son index dans les petits cercles du quadrant (et tout recommencer depuis le début si on se trompait d’un chiffre), ni pour le « drine-drine » de la sonnerie (téléchargeable sur n’importe quel smartphone). Ce qui me manque, c’est le fait qu’en cas d’absence de l’appelé, la balle restait dans le camp de l’appelant. Pas de transfert de responsabilité, pas d’ambiguïté sur qui est sensé rappeler l’autre. Une paix de l’esprit dont on n’avait pas conscience, à l’époque.


A l’époque. C’est moi qui ai écrit ça ?! Fatalement, il faut avoir un certain âge pour utiliser cette expression ! Ou alors, être jeune et curieux.


« Tu me racontes une histoire de l’époque ? »


Ça, c’est la voix de mon neveu adoré, Alexis. Juste avant le passage du Marchand de sable, ou alors durant les « longs » trajets en voiture. Depuis tout petit, grâce à sa grand-maman Simone, férue d’Histoire, il est passionné par les histoires vraies de notre famille. L’époque, c’est ce temps qu’il n’a pas connu, avec toutes ces choses incroyables qui n’existent plus et qui l’obligent à faire turbiner son imagination : une manivelle pour baisser et remonter les vitres des voitures, une télé avec des boutons pour changer de chaînes, un carnet pour noter les achats au petit magasin et les payer à la fin du mois. L’histoire n’a pas besoin d’être extraordinaire ni particulièrement drôle. Il suffit qu’elle soit vraie et qu’elle nous soit arrivée durant notre enfance. Ces instants partagés à la lueur de la lampe de chevet ont un effet doudou garanti, autant sur l’émetteur que sur le récepteur.


Savourer le présent en parlant du passé : la recette pour rester dans le côté lumineux de la nostalgie ?


N.B. : Axelle, l’héroïne du roman (qui avance gentiment), tient son prénom de feu Axel von Klostermühle (1994 - 2002), le dog allemand de mon frère. Plus de vingt ans après son passage dans nos vies, on en parle encore tous avec une bonne dose de nostalgie.



Glossaire :


Dèbatyà : fouet de cuisine (impossible d’en utiliser un sans que ce mot ne traverse mon esprit)

Gouzignon : bout du pain, quignon (comme c’était tentant de l’entamer sur le chemin du retour de la boulangerie !)

Bedoume : sot, sotte (avec la voix de mon père, Jean-Marie, en riant, utilisé pour les sottises rigolotes … adjectif qu’à l’époque on prononçait d’ailleurs : rigolaudes)

Boguet : vélomoteur « suisse-romand »

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